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«Néo-réacs» et médias : Je t'aime, moi non plus 

Orateurs au sens de la formule aiguisé, ils enchaînent les succès d’édition, génèrent des centaines de milliers de vues sur YouTube. Chacune de leur apparition fait date, suscite la polémique. Ils s’appellent Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Natacha Polony, Élisabeth Lévy … Ils s’appellent aussi Geoffroy Lejeune et Eugénie Bastié. Depuis 2002 et l’apparition du «Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires» de Daniel Lindenberg, les médias les appellent les «néo-réacs». Qu’ils s’inscrivent en faux contre cette expression ou qu’ils la reprennent à leur compte, tous regrettent que leur pensée, que d’aucuns appelleraient la pensée «néo-réac», ne soit pas suffisamment représentée dans ces mêmes médias. Mais l’est-elle vraiment? 

Illustration: Eugénie Alexeev 

21 avril 2002. Il est 20h en France. Les pixels s’agrègent dans la cour de l’Élysée. En trois secondes, l’image est nette. Jean-Marie Le Pen est au second tour des élections présidentielles. Lionel Jospin « quitte la vie politique » avec perte et fracas.

Octobre 2002. « Le Rappel à l’Ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires » parait aux éditions du Seuil. Un peu moins de 100 pages publiées dans «La République des idées », une collection dirigée par Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France.

 

Son auteur, Daniel Lindenberg est historien des idées. Le pamphlet s’ouvre sur une phrase assurée : « Le 21 avril 2002 a emporté bien des certitudes. » À ceux, nombreux d’après l’essayiste, qui seraient tenter de voir un simple « effet du discrédit des élites » dans le coup de tonnerre du 21 avril, Lindenberg répond qu’ils ignorent « la puissance corrosive des idées qui s’affirment et que traduit le retour de thèmes aux saveurs un peu oubliées : l’ordre, l’autorité, la restauration des valeurs, le ‘peuple réel’ ». L’historien tient sa thèse ou plutôt son intuition: il existe bel et bien une musique insidieuse qui doucement irrigue le monde des idées.

L’orchestre est composé d’historiens (Pierre Nora, Alain Besançon), de philosophes (Pierre Manent, Marcel Gauchet, Alain Badiou, Pierre-André Taguieff, Schmuel Trigano), d’écrivains (Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec, Philippe Muray).

 

Ensemble, nous dit Lindenberg, ces intellectuels jouent une partition certes sans « chef d’orchestre » mais qui ne risque pas la cacophonie pour autant puisque ledit orchestre ne constitue pas « un mouvement structuré et conscient, avec ses manifestes, ses tribuns charismatiques, ses écoles et ses querelles d’écoles. » Cette musique, c’est celle -l’expression qui a fait florès depuis trouve son origine ici- de la « nouvelle réaction ». Un courant de pensée qui s’attaquerait, au moyen d’autant de procès, à des « totems » et des « intouchables » : Mai 68, la culture de masse, les droits de l’homme, l’antiracisme et l’islam... Avec en toile de fond, d’après Lindenberg, une critique inavouée et dangereuse du « projet démocratique et de son ambition égalitaire. » Afin de déboulonner ces « totems », les « nouveaux réactionnaires » procèderaient, explique le pamphlétaire, par ce qu’on pourrait appeler une libération de la parole (jusque-là « intolérable ») de proche en proche : « Le procès de Mai 68 rend plus aisées les attaques contre l’école et l’université de masse et banalise peu à peu l’expression de points de vue ‘antijeunes’ » et ainsi de suite. 

La parution du mince ouvrage de Daniel Lindenberg ne passe pas inaperçue, loin s’en faut. Certains membres de l’orchestre « néo-réactionnaire » montent au créneau. Dans leur viseur, Pierre Rosanvallon, accusé d’avoir « commandé » ce livre pour prendre la place que la mort de Pierre Bourdieu a laissée vacante à gauche et mieux asseoir sa rupture avec ses anciens camarades de la gauche antitotalitaire, devenus trop infréquentables à son goût - dont un certain Marcel Gauchet, cité à maintes reprises dans le livre de Lindenberg. Ce même Marcel Gauchet cosigne dans la foulée avec Alain Finkielkraut, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet une tribune-réponse dans l’Express. Dans leur « Manifeste pour une pensée libre », ils écrivent 

Extrait du «Manifeste pour une pensée libre» consignée par Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Pierre Manent, Philippe Muray, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Paul Yonnet dans l'Express le 28 novembre 2002

Daniel Lindenberg / Crédit: Yann Revol

Il est reproché à Daniel Lindenberg d’avoir procédé par amalgames et de n’avoir pas cherché à discuter la pensée de ceux qu’ils nomment les « nouveaux réactionnaires ». Il lui est reproché, dans le même élan, d’avoir essayé de les catégoriser coûte que coûte, en niant leurs singularités (ou plutôt en les aplatissant). Poursuivant la charge en 2007, Pierre-André Taguieff écrira dans un ouvrage intitulé « Les Contre-Réactionnaires » :

 

L'objectif du libelle est insaisissable, parce que le portrait-type de l'infréquentable dénoncé est irréalisable. Cette multitude bariolée offerte à la détestation publique n'illustre en aucune manière une catégorie définie, ni même définissable. Cette première faiblesse du libelle suffit à en détruire la portée. 

 

Il faut dire que l’entreprise de Daniel Lindenberg n’était pas des plus aisées tant les profils des intellectuels en question semblaient (et le semble davantage aujourd’hui) diversifiés. « Diversité des positionnements politiques. Diversité des trajectoires suivies, des genres pratiqués, des statuts occupés. Diversité, aussi bien, des niveaux de qualité esthétique et intellectuelle », explique Pascal Durand, sociologue de la littérature et de l’édition au FigaroVox. Treize ans après Lindenberg, il tente de décrypter « le discours néo-réactionnaire » dans un ouvrage collectif éponyme codirigé avec Sarah Sindaco. Sans évacuer cette difficulté d’appréhension du corps « néo-réactionnaire » , les sociologues usent -en bons sociologues- de l’idéal-type wébérien pour tenter de « dessiner le portrait du ‘personnage collectif’ des ‘nouveaux réactionnaires’ », c’est-à-dire ce qu’il reste dans le tamis, une fois que l’on a procédé au « recoupement de ces individualités ».

Que reste-t-il? Une implantation de thèmes chers à ce « personnage public » (thèmes qu’il a largement contribué à mettre à « l’agenda politico-médiatique ») dans « le paysage idéologique » : « La promotion d’une laïcité envisagée non plus comme principe juridique, mais comme patrimoine à préserver ; la défense de l’identité française d’abord, européenne ensuite, occidentale plus largement, contre la montée en puissance de l’islam radical en fait d’intégration des populations nouvellement immigrées, les lamentos offensifs relatifs à la disparition de l’école républicaine et de l’idéal démocratique dont elle était porteuse (…) » concluent Pascal Durand et Sarah Sindaco en introduction du « Discours néo-réactionnaire. » (pp 13-14) 

Au-delà de ces thèmes qu’ils ont en partage, ce qui semble, paradoxalement, réaliser les « néo-réactionnaires » en tant que « personnage public », c’est la levée de boucliers contre un « système » censeur, qui voudraient les museler en attribuant des brevets de « parole tolérable. » En s’élevant d’un seul homme contre Daniel Lindenberg, Marcel Gauchet et les signataires du manifeste ont d’une certaine façon donné raison à Lindenberg en devenant cet homme que le pamphlétaire cherchait à théoriser (nous y reviendrons tout au long de cette enquête). Certains, par goût de la provocation sans doute, sont même allés jusqu’à reprendre à leur compte l’expression de Lindenberg en se proclamant volontiers « néo-réactionnaire » ou « réac » tout court.

 

En 2016, quand parait la réédition du « Rappel à l’ordre » dans la même collection (toujours codirigée par Pierre Rosanvallon), le Seuil, outre une postface inédite de l’auteur, juge utile d’adjoindre au livre un bandeau. Il y est écrit en lettres capitales: L’essai prémonitoire. « Et autoréalisateur » serait-on tenté d’ajouter. Dans la postface, après avoir fait quelques mea culpa concernant de fausses pistes (la minimisation de l’antisémitisme en France notamment), Daniel Lindenberg explique qu’il avait grosso modo raison et va même plus loin (p. 94) :

 

Les hypothèses que j’avais lancées se trouvent aujourd’hui largement vérifiées. En mars 2015, un numéro d’Éléments, magazine de la Nouvelle Droite affichait en couverture la bonne nouvelle : ‘le grand retournement’, c’est-à-dire le naufrage des intellectuels de gauche et le discrédit de leurs idéaux de naguère. Ce renversement de tendance est un fait, il faut l’accorder à Alain de Benoist [éminent représentant de la Nouvelle Droite de la fin des années 70, ndlr] et de ses amis.

On a là la preuve éclatante que les discours néo-réactionnaires agissent comme un poison lent. Mieux, ce qui était naguère encore tenu pour un phénomène marginal est devenu le trait le plus saillant de la conjoncture. La périphérie est devenue le centre. Tout le monde en parle et l’absurdité d’hier est devenue un lieu commun. 

Doxa VS Doxa 

 

Nous lui avons posé une question volontairement schématique : Élisabeth Lévy a lancé son propre mensuel. Alain Finkielkraut anime « Répliques » (depuis plus de 30 ans) sur France Culture. Brice Couturier a été pendant 5 ans chroniqueur et co-animateur dans Les Matins de la même station. Éric Zemmour est présent deux fois par semaine sur RTL et une fois par semaine sur Paris Première… Sur cette même chaîne, Natacha Polony anime sa propre émission. Eugénie Bastié est chroniqueuse depuis la rentrée sur France 2. Vous-même, en plus de diriger la rédaction de Valeurs Actuelles, intervenez régulièrement sur les ondes d’Europe 1. On vous voit aussi sur la chaîne parlementaire (LCP)… Les « réacs » sont un peu partout… Ça y est, vous avez gagné ?! Réponse de l’intéressé 

Le 26 septembre 2015, Geoffroy Lejeune alors rédacteur en chef du service politique de Valeurs Actuelles (il en est aujourd’hui directeur de la rédaction) vient faire sur le plateau d’On n’est pas couchés la promotion de son livre « Une élection ordinaire », une politique-fiction où il installe Éric Zemmour à la tête de la République française. Léa Salamé, alors chroniqueuse du talk-show de France 2 lui lance, un chouya exaspérée : « Pardonnez-moi, aujourd’hui, être subversif, c’est défendre l’humanisme et l’ouverture. » Sous-entendu : les « réacs » ont gagné. « La périphérie est devenue le centre » aurait dit Lindenberg. Ce soir-là, Geoffroy Lejeune soutient mordicus que les « réacs » (terme que lui assume pleinement) restent très minoritaires dans le paysage audiovisuel français.

Geoffroy Lejeune dans les nouveaux

locaux de Valeurs Actuelles

/ Crédit: Lisa Boudet 

Nous avons alors posé la même question à Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox (« l'espace des débats politiques, d'idées, et d'actualité » où interviennent régulièrement sous forme de tribunes ou de longs entretiens les personnalités susmentionnées). Lui, considère que le terme « néo-réactionnaire » est « un fourre-tout qui ne représente pas une pensée homogène » et parle volontiers de « dissidents ». Pourquoi les voyons-nous et les entendons-nous davantage ces dernières années ?  D’après Alexandre Devecchio, « l’appareil médiatique qui était très fermé se fissure et l’appareil médiatique pour ne pas être totalement déconnecté avec le public est obligé d’incorporer en son sein des dissidents. » Des « dissidents » qui restent (par définition) « minoritaires », puisque, explique le journaliste du Figaro, « les grands médias sont détenus par des gens qui ont une idéologie libérale-libertaire ».

 

 

Celle-là même qui en 2005 était très largement favorable au « oui » lors du référendum français sur le traité établissant une constitution pour l'Europe (le « non » ayant fini par l’emporter à près de 55%). Ce n’est donc pas par hasard qu’Alexandre Devecchio et les autres fondateurs du « think tank souverainiste » ont choisi le 10ème anniversaire de ce référendum pour lancer le Comité Orwell (qui a pour présidente une certaine Natacha Polony). Un comité censé « réintroduire du pluralisme, un son de cloche différent, plus proche des Français dans les médias ». Le Comité va même sortir un livre « pour offrir aux gens un décryptage du milieu médiatico-économico-politique.» Alexandre Devecchio ne cache pas son envie d’en faire « un think tank influent »... Les « dissidents » s’organisent. 

Fin août 2016, le même Alexande Devecchio interrogeait le journaliste Brice Couturier sur son « quinquennat à France Culture » dans le cadre des grands entretiens qu’il signe pour le FigaroVox. En voici un extrait. 

À écouter Alexandre Devecchio et à lire Brice Couturier, Il y aurait donc d’un côté des trublions minoritaires qui seraient du côté du « peuple réel » (voir partie suivante) et de l’autre, solides comme un roc (mais un roc qui accepte de se fissurer en donnant la parole aux « dissidents » de temps en temps pour ne pas se discréditer, c’est-à-dire montrer son vrai visage) les grands médias organisés en « parti » ou du moins gardiens d’une « idéologie dominante ».

Extrait de l'entretien entre Alexandre Devecchio et Brice Couturier publié sur le FigaroVox le 19/08/2016

De cet affrontement, l’éditeur d’Éric Zemmour a récemment fait un argument de vente. Voici l’encart publicitaire qu’Albin Michel a choisi pour le dernier opus du journaliste-essayiste, « Un quinquennat pour rien » (L’imposant ouvrage est en fait un recueil de ses chroniques sur RTL agrémentées d’une préface inédite intitulée : « la France face au défi de l’Islam »)

Qu'en est-il de l'entretien -portrait (in fine très à charge) avec Libération ? Pourquoi avez-vous dit oui ?

Qu'est-ce qui vous séduit dans le Comité Orwell ?

Auriez-vous écrit «Adieu Mademoiselle» si vous aviez été un homme d'un certain âge ?

Pourquoi avez-vous accepté le poste de chroniqueuse dans AcTualiTy, la nouvelle émission de France 2 ?

Pourquoi n'aimez-vous pas le terme "réac" ?

Quelle différence faites-vous entre le "journalisme objectif" que vous considérez être un leurre et "l'honnêteté intellectuelle"?

Eugénie Bastié, 24 ans, est journaliste au Figaro.fr (elle est  passée par le magazine Causeur et par le FigaroVox). Son «portrait» est à lire ici, et aussi . Nous lui avons posé quelques questions.  

Le « peuple réel » n’écoute pas France Inter et ça tombe bien puisque France Inter ne lui parle pas

Revenons sur ce que Alexandre Devecchio appelle la déconnexion entre grands médias (ou plus précisément ceux qui tiennent les grands médias) et « le public ». Le journaliste postule que « l’ère de la mondialisation heureuse et l’ère du libéralisme comme progrès est révolue. » Il en veut notamment pour preuve  « la victoire du Brexit en Grande-Bretagne. » D’après lui, « il y a une révolte des peuples, contre un modèle économique et culturel libéral-libertaire [ce même modèle qui est érigé en idéologie dominante dans les grands médias].» Les « dissidents » sont proches du peuple et de ses préoccupations – ils ont au moins en commun avec lui d’avoir le même ennemi idéologique. Leur discours « parle à la majorité » argue le journaliste du Figaro. Et cette même majorité ne cesse de se « zemmouriser » complète Geoffroy Lejeune. 

Le directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles se risque même à une estimation : « Sur le volet identitaire, la France est à 75% d’accord avec Eric Zemmour ! »

C’est parce qu’ils parlent « aux gens » que les livres de Zemmour, Finkielkraut et les autres sont des succès d’édition analyse Alexandre Devecchio. De son « Suicide Français », en effet, le premier aurait vendu plus de 500.000 exemplaires. Son dernier livre, « Un quinquennat pour rien » semble également destiné à un bel avenir: il s’en vendrait 5000 par jour. 

Éric Zemmour parle donc au peuple. Et surtout au peuple de droite d’après le magazine Le Point. Le 26 février 2015, l’hebdomadaire consacre sa Une à la « Vraie droite, » celle de la société civile. Le magazine lui choisit comme représentants Gérard Depardieu mais aussi… Alain Finkielkraut et l’écrivain Michel Houellebecq. Le même Houellebecq que Daniel Lindenberg décrivait comme le « prophète » des « nouveaux réactionnaires ». Dans ce même numéro, l’écrivain ne se dit pas de droite et encore moins « réac », tout juste concède-t-il un « vague positionnement conservateur ». Il reste, que Le Point, le met tout de même en Une sous la bannière « La vraie droite. Ceux qui ont encore des idées. » 

Lui n’a pas le droit à la Une mais des idées fortes, Éric Zemmour en aurait beaucoup. Et des idées de nature à susciter des jalousies jusque dans les couloirs de l’UMP (Nicolas Sarkozy aurait le polémiste en horreur) lit-on dans le portrait qui lui est consacré dans le même dossier.

 

Celui qui « remplit les salles et s'y fait applaudir parce qu'il dit ce que l'élu UMP du coin ne peut dire » est très probablement le « réac » le plus connu de France. Dans sa postface (réédition de 2016), Daniel Lindenberg voit en lui le parangon de la « mouvance ». Voici ce qu’il écrit :

 

 

Il faut avouer que Zemmour est un cas. Non seulement il dépasse les autres auteurs de la mouvance par son succès éditorial et populaire, mais sa culture historique et politique est impressionnante, même s’il lui arrive de confondre ses mythes avec la réalité.  

Qu’importe, le succès est là. C’est donc un Éric Zemmour boosté par les premiers chiffres encourageants de son dernier ouvrage et par un marathon médiatique fructueux durant lequel il a distillé à l’envi des « saillies » (ce que d’aucuns appelleraient des fantasmes) dont il a le secret qu’on imagine arriver en costume-cravate aux Invalides. Nous sommes le 5 octobre 2016. Valeurs Actuelles fête ses 50 ans et lance en prime une nouvelle formule « à même de faire basculer l’hebdomadaire dans une autre dimension et d’en faire LE ‘news mag’ de la droite, de Bayrou à Marine Le Pen » nous confie Geoffroy Lejeune. L’hebdomadaire veut faire l’union des droites en somme et ravir quelques lecteurs au Point jugé trop « neutre politiquement » par le directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles. Geoffroy Lejeune, qui a fêté ses 28 ans en septembre dernier entend enrayer l’image « poil à gratter » et « provocatrice » qui colle à son hebdomadaire. Rappelons que Valeurs Actuelles a été condamné à plusieurs reprises pour ses Unes

Oublions un temps les condamnations. Ce 5 octobre 2016, l’heure est à la fête. Éric Zemmour est entouré d’hommes politiques (Jean-François Copé, Éric Ciotti, Philippe de Villiers, Claude Guéant, Marine Le Pen ainsi que sa nièce ont accepté l’invitation). Il y a également dans cette salle (au faste très « peuple réel »), Patrick Buisson, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à qui l’on doit entre autres faits d’armes la droitisation du discours du candidat en 2012 (qu’il « étrille » dans un livre paru récemment) mais aussi des journalistes, dont Élisabeth Lévy, directrice de la rédaction (et fondatrice) du magazine Causeur. Dans la foule, se trouve également Guillaume Meurice, le chroniqueur-humoriste de France Inter qui « sévit » tous les jours dans « Si tu écoutes, j’annule tout », l’émission animée par Charline Vanhoenacker et Alex Vizorek. Le 6 octobre 2016, Guillaume Meurice consacre sa chronique à l’anniversaire de Valeurs Actuelles durant lequel il a tendu le micro aux « personnalités » présentes. 

Pour qui connaît les positions de Guillaume Meurice et d’ Élisabeth Lévy, « l’altercation » n’est pas franchement surprenante tant idéologiquement ils sont à mille années-lumière l’un de l’autre. Ainsi, Élisabeth Lévy reproche-t-elle à Guillaume Meurice et à France Inter d’avoir « renoncé à une partie de la France » puisque « des gens comme elle, comme Ivan Rioufol et comme Éric Zemmour ne sont jamais invités sur France Inter.» Et de conclure dans des termes un tantinet moins courtois : « Je refuse d’être diffusée dans l’émission de cette connasse. » La connasse étant « Charline Machin », l’animatrice de l’émission de France Inter. Élisabeth Lévy a-t-elle abusé ce soir-là du champagne, cet alcool du « peuple réel » qui la fait parler comme lui ? L’histoire ne le dit pas.   

Les « néo-réacs » font de l’audience 

Ce que l’histoire dit en revanche, c’est que contrairement à ce qu’affirme Élisabeth Lévy, « les gens comme elle », à commencer par Éric Zemmour (la promotion de son livre en est un exemple retentissant) ont droit de cité (de l’aveu même de Geoffroy Lejeune) dans la plupart des médias nationaux, y compris sur le service public (le polémiste n’a-t-il pas découvert, médusé, qu’il manquait des chroniques dans son dernier livre sur le plateau de… France 5 ?!) et sur France Inter! Qui était l’invité de Léa Salamé sur cette même station le 6 octobre 2014 pour parler de son « Suicide Français » ? … Éric Zemmour. L’anchorman de la matinale d’Inter était alors et est toujours Patrick Cohen.

 

À Libération qui lui demande s’il faut continuer à donner la parole à Éric Zemmour (quelques jours après les truculentes déclarations du polémiste sur France 5) l’animateur d'Inter répond : «Cette question me gêne car elle présuppose que les téléspectateurs sont des imbéciles, qu’ils sont incapables de faire la part des choses et que diffuser des propos inacceptables revient à les faire rentrer dans la tête des gens. »

 

Pourquoi ne l’a-t-il alors pas invité à parler de son nouveau livre? «Un, on n’est pas loin du discours pouvant tomber sous le coup de la loi. Deux, son livre n’est pas une œuvre originale si on met de côté les quelques pages de la préface. Trois, il y a suffisamment d’intellectuels dans le paysage pour ne pas aller chercher quelqu’un qui a été journaliste mais qui est devenu un acteur politique sans en avoir la légitimité électorale.» On pourrait rétorquer à Cohen, en se faisant l’avocat des « dissidents »: est-il du ressort d’un journaliste de juger de ce qui « n’est pas loin du discours pouvant tomber sous le coup de la loi » ?! Probablement pas. 

Ce qui est sûr, c’est que le troisième point que fait valoir Patrick Cohen est partagé par une partie de la rédaction de RTL (Éric Zemmour livre une chronique le mardi et le jeudi à 8h17 sur la tranche et la station les plus écoutées de France). « Nous estimons au sein de la Société des journalistes (SDJ) qu’il fait de la politique, qu’il est devenu un acteur politique. Le terme d’éditorialiste ne nous paraît pas correspondre à ce qu’il dit à l’antenne. D’accord, il faut du pluralisme mais à ce moment-là il faut interroger la place qu’on doit lui donner, à quelle fréquence il doit intervenir, dans quelle émission, etc » nous confie Marie-Bénédicte Allaire, présidente de la SDJ de RTL.

 

« C’est un sujet qui revient de façon récurrente dans nos réunions avec la direction, » poursuit-elle. Ces discussions ont généralement lieu en interne. Mais voilà, le 6 octobre 2015 (soit au lendemain de l’anniversaire de Valeurs Actuelles), parait dans Causeur un entretien mené par Élisabeth Lévy où Éric Zemmour déclare : «Je ne pense pas que les djihadistes soient des abrutis ou des fous (…) Et je respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables. » Il n’en fallait pas plus pour que la SDJ se fende d’un communiqué :

 

Aujourd’hui, la Société des Journalistes de RTL estime de son devoir de faire savoir aux auditeurs de la radio et à l’opinion son aversion pour des propos qui, à ses yeux, portent atteinte à la mémoire des victimes du terrorisme et à la douleur des familles. Ils assurent les familles de leur soutien et de leur entière solidarité. 

Pendant qu’Éric Zemmour courrait les plateaux pour faire la promotion de son « Quinquennat pour rien », le PDG de RTL, Christopher Baldelli l’assurait pourtant de son plein soutien dans les colonnes de Libération: «Nous sommes très attachés à la liberté d’expression, dans la limite de la légalité. Or Éric Zemmour n’a jamais été condamné pour des propos tenus sur RTL. Ses idées intéressent une partie de la population.» Le PDG de RTL changera-t-il d’avis maintenant qu’Éric Zemmour est poursuivi pour « apologie du terrorisme »? Rien n’est moins sûr. Dans le même article, usant d’une phraséologie un chouya moins formelle, l’animateur de RMC, Jean-Jacques Bourdin (passé un temps par RTL) est lui catégorique : «Il y a une hypocrisie totale. Zemmour fait de l’audience et comme les dirigeants de RTL se couchent devant l’audience, ils le gardent. Ils n’ont aucune indépendance d’esprit.»

Ça y est, le nerf de la guerre des tranchées médiatiques est sur la table : l’audience.

Examinons les chiffres de l’un des talk-shows les plus regardés du pays : On n’est pas couchés. Médiamétrie nous a communiqué les audiences (le nombre de téléspectateurs est exprimé par milliers) des émissions comprises ente le 4 octobre 2014 (date à laquelle est reçue Éric Zemmour pour « Le suicide français ») et le 3 octobre 2015 (date à laquelle est reçu Alain Finkielkraut pour « La seule exactitude »).

Voici le graphique qu’on obtient en compilant ces données : 

(Les images des invités renvoient à leur intervention au cours des émissions en question. La période "creuse" du graphique correspond aux "best-of" estivaux)

Ce qui saute tout de suite aux yeux quand on se penche sur les interventions des personnalités représentées sur ce graphique, c’est leur durée respective ou, pour le dire autrement, c’est le temps qui est imparti à chacun par la production. Le premier constat qu’on peut établir, c’est que Éric Zemmour, Alain Finkielkraut et Michel Onfray ont tous le droit à une heure d’antenne (soit un peu moins du tiers de la durée moyenne d’une émission sur la période considérée).

Or, ce privilège, la production le réserve d’habitude à des hommes et des femmes politiques de premier ordre (Najat Vallaud-Belkacem, Christiane Taubira). Soulignons d’ailleurs que le 19 septembre 2015, Laurent Ruquier présente Michel Onfray comme son « invité entre guillemets politique de la semaine ». Soulignons également qu'Edwy Plenel (le patron de Mediapart et ami de Pierre Rosanvallon) venu lui aussi présenter un livre (à l'instar de Zemmour et Finkielkraut) n'a le droit qu'à 25 minutes le 28 février 2015.

Dans le cas de Zemmour, Finkielkraut et Onfray (invité à deux reprises), le pari de la production s'avère gagnant puisque les émissions auxquelles ils ont participé font partie des plus « regardées » sur la période.

À noter que celle à laquelle était convié Éric Zemmour a enregistré la deuxième plus grande part d’antenne (29,4%) sur la période considérée.

 

Quelques mois plus tard, Laurent Ruquier avouait sur le plateau d'On n'est pas couchés regretter d'être «un de ceux qui lui ont donné la parole toutes les semaines pendant cinq ans.» Et de préciser: «Je suis en train de me rendre compte que j'ai participé à la banalisation de ses idées.» Fallait-il comprendre de cette prise de conscience qu'Éric Zemmour ne reviendrait plus jamais sur le plateau? Non, nous confie-t-on chez Tout sur l'Écran, la société qui produit l'émission. On nous explique, au risque de désavouer l'animateur, que Zemmour n'est pas du tout «blacklisté.» 

Revenons à notre graphique. La production semble également avoir « misé » sur Natacha Polony (une ancienne de l’émission): contrairement à ses « pairs » susmentionnés, elle, n’a pas le privilège d’être « l’invitée entre guillemets politique de la semaine »  mais bénéficie tout de même de plus de temps de parole qu’Edouard Philippe, qui est lui « l'invité politique de la semaine » en sa qualité de député-maire UMP du Havre (dont est originaire Laurent Ruquier). 

Geoffroy Lejeune, sans doute trop jeune et pas encore assez médiatique pour que la production se risque à le faire passer « devant » un politique bénéficie lui de moins de la moitié du temps imparti à Nadine Morano durant l’émission du 26 septembre 2015. 

Le graphique nous apprend aussi, pour qui en doutait, que Fabrice Luchini, venu faire la promotion de son spectacle « Poésie ? », est un très bon client. Celui qui a popularisé la pensée de Philippe Muray (cosignataire, souvenons-nous, du « Manifeste pour une pensée libre ») a lui aussi le droit à son « heure ». Le dossier du Point cité plus haut classe le comédien parmi les agitateurs de « la vraie droite qui ont encore des idées. »

 

Durant l’émission, Léa Salamé lui pose cette question : « Vous êtes résolument antimoderne [elle fait écho à la (contre) formule d’Arthur Rimbaud dont Luchini « restitue » certains poèmes dans « Poésie ? »]. Vous ne vous en cachez pas. Est-ce que vous n’avez pas l’impression, vous qui avez toujours fustigé la bien-pensance de gauche, le ‘politiquement correct’ (…) que la diatribe que vous venez d’exposer sur la modernité : ‘tout fout le camp, les jeunes sont nuls, ils ne lisent plus, on est dans l’immédiateté, dans l’instant, le passé n’intéresse plus, la hiérarchie n’intéresse plus’ est la nouvelle bien-pensance, que Muray a gagné la bataille des idées ? »

 

Fabrice Luchini, fidèle à lui-même répond à Léa Salamé par une anecdote : Un jour, lui raconte le comédien, il rencontre Nicolas Demorand (un journaliste passé par France Inter et Libération) en sortant de chez son ophtalmologue et Demorand lui dit : « T’as vu Fabrice, la France est à droite. Murray a gagné !» S’ensuit un échange entre les chroniqueurs et Fabrice Luchini au terme duquel ce dernier déclare : « La doxa ?!… Dire que Finkielkraut ou Philippe Murray ont gagné… Non ! Non ! ... Pas dans les médias ! Finkielkraut est ostracisé. »

 

Le 29 août 2015, pour son émission de rentrée, la production invite un grand ami du même Philippe Muray (en 2010, il lui rendait un vibrant hommage dans Bibliobs). Michel Houellebecq n’est pas venu faire la promotion d’un livre. Cela fait longtemps qu’il n’en a plus besoin. Non, l’écrivain est venu (40 minutes durant) s’expliquer sur une polémique qui fait rage dans le milieu journalistico-littéraire. Celle qui l’oppose à la journaliste du Monde, Ariane Chemin, coupable d’avoir publié, sans l’autorisation de l’écrivain (qu’elle a préalablement cherché à rencontrer), une série d’articles durant l’été, où elle dévoile notamment des passages de sa correspondance privée. 

Eugénie Bastié dans les locaux du Figaro 

/ Crédit: Rania Berrada 

Quand la « néo-télévision » rencontre les « néo-réactionnaires » 

Trois semaines plus tard, c’est aussi pour réagir à une polémique que Michel Onfray fait le déplacement. L’essayiste est venu « répondre à des accusations » explique Laurent Ruquier en préambule. On voit alors s’afficher l’objet du litige à l’écran : la Une du Libé du 15 septembre 2015 dans lequel Laurent Joffrin, directeur de la publication du journal accuse Michel Onfray de faire le jeu du Front National (en cause, un entretien que le philosophe a accordé au Figaro quelques jours auparavant).

 

Au cours de l’interview, Laurent Ruquier signale à Michel Onfray une lettre qui lui est adressée dans le Figaro Magazine. Elle est signée Éric Zemmour. L’article-missive est intitulé : « Lettre à Michel Onfray, mon nouvel ami. » et s’ouvre sur une formule enchantée: « Bienvenue au club ! » Ce soir-là, sur le plateau d’On n’est pas couchés, le destinataire décline poliment l’invitation. Le mouton nouvellement noir aux yeux de la « bien-pensance », refuse de rallier le cheptel de la dissidence. Il affirme être toujours de gauche et abhorrer, avec autant de panache qu’en 2002, les idées du Front National. 

Autre média, autre ambiance. Un an plus tard presque jour pour jour, Alexandre Devecchio s’entretient longuement avec le philosophe dans le FigaroVox. Voici un extrait de cet entretien

Michel Onfray ignorait-il que le but de la « néo-télévision » est « d’obtenir le maximum de consommateurs devant leur écran à l'heure où le clystère publicitaire se trouve infligé » et qu’on « n'obtient pas un public massif avec de l'argumentation ou de la démonstration, mais avec de la grossièreté ou du dérapage, de l'insulte ou de la haine, du mépris ou de la boxe » ? On peine à le croire. Tout comme on peine à croire qu’il ait fallu cinq ans à Brice Couturier pour se rendre compte qu’il était le « bon réac » de France Culture.

 

Dans le n°87 de la revue Quaderni, dans un article intitulé « Le marché des radicaux libres. Sur quelques conditions médiatiques de la posture 'néo-réactionnaire' » le sociologue Pascal Durand écrit : 

Pour reprendre les concepts désormais classiques d’Umberto Eco (1985), relayés par Jean-Louis Missika (2006), le passage de la « paléo-télévision » à la « néo-télévision », entraîné à partir des années 1980 par l’apparition des chaînes privées et surtout la mise en concurrence des chaînes publiques et privées, a eu parmi ses effets de voir se multiplier, dans les programmes, les émissions de talk shows, avec les propriétés qui les caractérisent : centrage sur le personnage de l’animateur, escorté au besoin par plusieurs chroniqueurs ou « snipers » attitrés ; hybridation de l’information et du divertissement ; mise en contiguïté et en série tour à tour décontractée et crispée d’invités provenant de mondes divers (littérature, chanson, cinéma, théâtre, politique, etc.). Autour d’un Ardisson, d’un Ruquier ou d’un Taddéi, pour prendre les cas les plus saillants, s’est ainsi mis en place – avec des styles certes différents dans ces trois cas : goguenard, histrionique ou plus discrètement maïeutique –, un même dispositif de discours et de débat conjuguant, comme on l’a observé à juste titre, les deux aspects apparemment contradictoires d’une conversation de salon et d’une arène polémique. 

Les « nouveaux réactionnaires » et la « néo-télévision » font bon ménage. Un ménage explosif mais un ménage doublement prospère explique Pascal Durand plus loin :

Arènes polémiques, ces émissions tirent d’autre part leur succès d’audience des joutes verbales et plus encore des « clashes » qui s’y produisent, ceux-ci étant appelés ensuite à diffusion virale par le biais des « zappings », blogs, sites de partages de vidéo et autres réseaux sociaux. Les conditions sont ainsi réunies pour assurer circulairement le développement et le succès d’un discours agonique, avec « prime [accordée en effet] à la rhétorique et aux sophismes » (Anselme, 2014, p. 38), mais aussi au paradoxe et en particulier à ce qu’on pourrait appeler le « paradoxisme doxique » (Durand, 2006, p. 21), forme de paradoxe se retournant en confirmation de la doxa, dont un Michel Houellebecq a procuré une définition en acte presque idéale, et digne d’enrichir un nouveau Dictionnaire des idées reçues, en énonçant, dans le Figaro Magazine, en 2003, « qu’il n’est [...] nullement paradoxal d’affirmer que le conservatisme est source de progrès ».

 

On laissera à Michel Houellebecq le (bon) mot de la fin. 

Bonus: Le sampler de l'immortel

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